Magnétogramme au 2 septembre 1859, de l'observatoire de Greenwich à Londres, en Angleterre. En haut, la composante horizontale du champ géomagnétique. Source : British Geological Survey.

Mise en garde : Comme tous les articles en partie 1, nous nous attacherons ici à décrire les principes physiques et technologiques en réactions aux événements solaires extrêmes et non à détailler tous les impacts ou toutes les stratégies de résilience qui seront vus dans d’autres parties. Cet article, premier d’une série sur internet et les tempêtes géomagnétiques, n’y échappe pas.

Introduction générale sur internet et les risques géomagnétiques

Le pavé d’un internet vulnérable aux tempêtes géomagnétiques extrêmes, dans une infrastructure mondiale pourtant réputée comme des plus résilientes (même à l’apocalypse nucléaire, disait-on), a été jeté très récemment, en août 2021. Il est venu frapper de plein fouet les certitudes bien installées des admins réseaux et a déclenché un tsunami dans les océans de cash des investisseurs du réseau physique, qui tenaient à récupérer leurs gains au plus vite plutôt que de tenter d’éteindre un débat scientifique d’ampleur sur un grand recarénage du net mondial. Ce pavé a également défoncé l’idée de réseaux d’électricité agiles et résilients, basés sur internet (smart-grids) ; un effondrement d’internet pouvant alors causer de gigantesques et structurels blackouts électriques.

Et cet énorme pavé, c’est la jeune Sangeetha Abdu Jyothi, professeure assistante du département informatique de l’Université de Californie (Irvine), qui le balance, cœur sur la main, depuis les rampes de lancement de la Silicon Valley vers tout le monde de la tech (*). Toute tranquille derrière ses timides lunettes de brillante première de la classe, elle a déclenché aux 4 coins du monde un tourbillon très magnétique d’articles utiles autour de son hypothèse d' »apocalypse d’internet » (sic). Sa thèse de lanceuse d’alertes ? Sur une tempête géomagnétique centennale, les câbles sous-marins pourraient transmettre des Courants induits géomagnétiquement (CIG) assez puissants pour endommager les répéteurs des signaux optiques et faire s’effondrer durablement une partie importante d’internet par laquelle passe plus de 95% du trafic mondial…

Pendant que les investisseurs du net plongeaient dans cette mise en abyme des câbles sous marins de l’internet mondial, Elon Musk le magnet à Cash (ou EMC), se frottait déjà les mains avec le lancement de Starlink, son réseau de satellites visant à fournir un internet grand public, sans s’encombrer d’infrastructures ruineuses. Mais il n’attirait pas que le cash notre EMC mondial mais aussi les déjections de masses coronales solaires, dont une est venue plomber 40 satellites de ce nouveau réseau internet, très prometteur.

Mais ces histoires de risques de crash de l’internet mondial ne datent pas d’hier et commencent dès 1859, avec l’ancêtre d’internet, le télégraphe électrique, Super-Star de l’IT old-school devant l’Ethernet I (et de ses sans-fils ressuscités : l’Apple 1 et le DynaTAC 8000X).

Instrument télégraphique dactylographique E. Hughes, inventé en 1855, fonctionnant jusqu’à 30 mots par minute, utilisé principalement pour les communications via les premiers câbles sous-marins européens. La carte réseau est en haut à gauche 😉

Tout commence dans le ciel des nuits d’été du 28 août 1859 par un gigantesque feu d’artifice de couleurs vertes et rouges ondulant au delà de l’horizon nord-américain, suivi de feux d’artifice dans certains bureaux télégraphiques qui ont fait décamper illico les opérateurs chargés de transmettre les messages.

Mais ce sujet est quand même des plus sérieux, et si jamais certains hackeurs avaient un coup de gueule utile à faire, eux à qui je m’adresse dans ces articles sur internet et les tempêtes géomagnétiques, qu’ils viennent partager sereinement leurs positions avec leurs sources éclairées et ces articles seront complétés ou corrigés à l’avantage de tous les lecteurs.

Ici, on file à l’allure d’une comète dans l’espace inter-sidérant des tempêtes géomagnétiques, en abattant gratos l’énorme boulot d’information autour de ces risques majeurs qui n’est pas fait par nos si chers pouvoirs publics, déjà en blackout sur ce sujet casse-gueule, donc un peu d’indulgence, si jamais.

Fonctionnement du télégraphe électrique

Certaines grandes entreprises de l’internet d’aujourd’hui comme AT&T (American Telephone & Telegraph) et NTT (Nippon Telegraph and Telephone) nous rappellent que l’envoi de signaux au delà de l’horizon par câbles a commencé avec le télégraphe électrique. Pour comprendre comment la tempête géomagnétique extrême de 1859 a impacté le réseau télégraphique nord-américain de l’époque, il est nécessaire de se pencher sur le fonctionnement de ce réseau en temps normal dans cette zone.

L’électromagnétisme

Le principe du système télégraphique est simple : Sur un circuit conducteur fermé alimenté par le courant continu d’une pile, un interrupteur est soit en position ouverte, soit fermée. A l’autre bout du circuit, une bobine conductrice (électro-aimant), qui, lorsqu’elle est traversée par du courant électrique, créé son champ magnétique, qui attire alors une aiguille (ou tige) aimantée.

Le principe du télégraphe électrique et les stations émettrices et réceptrices du système de Morse.

Les innovations de Morse

A l’inverse d’autres télégraphes, où par exemple il faut lire les positions de plusieurs aiguilles aimantées pour en déduire lettres et chiffres, Morse hacke les systèmes balbutiants de télégraphes en plusieurs innovations. Tout d’abord en considérant que le signal doit être enregistré (à l’aide d’un stylet qui marque sur une bande de papier), pour ne pas perdre le message si le receveur est distrait. Il a également conçu son système télégraphique de manière très simple pour le rendre peu coûteux, facile à réparer et notamment en le faisant fonctionner avec un seul circuit, là où les autres en avaient besoin de plusieurs. Enfin, il a inventé le très connu alphabet Morse, permettant au receveur de décoder les successions d’impulsions électriques envoyées par l’émetteur.

Le code Morse

Et tout le système Morse fonctionnait de manière peu énergivore, en basse tension de quelques volts et de quelques centaines de milliampères au plus. Avec la pratique, les opérateurs pouvaient décoder le code Morse à la volée, au son du stylet sur le papier, et donc interprétaient les messages instantanément, si bien qu’une sonorisation (la première de l’histoire des câbles l’IT) est venue s’ajouter pour émettre des bips sonores plus audibles, que les opérateurs traduisaient instantanément à haute voix ; économisant ainsi un temps précieux lors d’informations urgentes, voir de l’encre, du papier et de la pile électrique faisant tourner le rouleau de papier (si l’impression était désactivée).

L’atténuation du signal électrique

Néanmoins, Morse fut un temps bloqué dans ses développements par l’atténuation du signal électrique au delà de quelques km de câbles. Il intégra alors les dernières avancées en matière d’isolement et de conductivité des câbles (en cuivre) et conçu un système de relais électromagnétiques (les fameux répéteurs de l’époque) qui ré-amplifiaient le signal électrique entre l’émetteur et le récepteur.

Principe du relais électromagnétique du XIXème siècle, ici représenté sans les piles : Sans impulsion électrique, le ressort (T) maintient l’armature (B) éloignée du contact en platine (C). Lorsque l’électro-aimant (M) s’active lors du passage du courant transmis par l’émetteur, il attire alors la partie aimantée de l’armature (A). En réaction, toute l’armature bascule et créé un contact (C), ce qui ferme le circuit électrique du receveur et lui transmet l’information via le fil électrique (W) relié à sa pile et à sa station réceptrice.

Essor du télégraphe électrique

Les premières lignes télégraphiques ont été créées en 1830 mais ce n’est qu’en 1843, avec la création des piles de Henry et de Daniell (dérivées des travaux de Volta), sources sûres et constantes de courant, que le télégraphe a pu communiquer sur de grandes distances, dans des zones encore sans génération d’électricité, et prendre son essor. Outre Atlantique, sur la côte est, en 1844, le télégraphe électrique de Morse reçu le financement du congrès US qui lui a permis d’ouvrir la première ligne Washington DC – Baltimore qu’il inaugura par le célèbre message « What Hath God wrought?« .

Economique de confection, le télégraphe électrique de Morse domina alors rapidement le transport du courrier d’entreprises ou de presse, qui s’effectuait à cheval ou par bateau.

Le premier câble sous-marin de l’histoire de l’humanité est posé en 1850, dans la Manche, pour relier la Grande Bretagne et la France et le premier câble transatlantique en août 1858 avec une capacité de 0,1 mot/min (câble endommagé le 5 septembre 1858 mais remplacé en 1866 par un câble plus performant de 8 mots/min). En 1859, l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Australie, en pleine révolution industrielle, comptent plus de 150 000 km de câbles télégraphiques.

Carte du réseau télégraphique en 1858 entre l’Amérique du Nord et l’Europe de l’ouest.

Les dysfonctionnements et dangers constatés lors de l’événement de Carrington

Les interférences causées par les aurores boréales étaient déjà connues des télégraphistes nord-américains de l’époque mais ce qu’il s’est produit dans les derniers jours de l’été 1859 avait dépassé de loin tout ce qu’ils avaient observé. La tempête géomagnétique extrême, qui frappe le monde entier, de l’Inde côté jour à l’Amérique côté nuit, se déroule en deux passages de masses coronales exceptionnelles avec des extremums estimés à 2500 nT/min (index Dst à -3000 nT).

Torrents d’étincelles et arcs électriques dans les bureaux télégraphiques le 28 août 1859

La première masse coronale de l’événement de Carrington, qui entre dans la magnétosphère dans la nuit du 28 août 1859, rend inutilisable plusieurs lignes télégraphiques. Le directeur du télégraphe de Pittsburgh déclara que des torrents de feu jaillissaient des circuits et que les contacts en platine étaient à la limite de fondre, tant les courants électriques étaient puissants. Ces contacts en platine, qui transmettaient les impulsions électriques dans les relais électromagnétiques et les récepteurs, étaient pourtant conçus pour ne pas se détériorer (et s’oxyder) aux brefs passages du courant.

A Washington DC, un témoin confirme qu’un « arc de feu » aurait sauté de la tête d’un opérateur vers son poste télégraphique quand cet opérateur a effleuré avec son front un fil relié à la terre (NDLR : ce qui indique que le CIG a utilisé brièvement un être humain comme point d’entrée dans le réseau télégraphique, ce qui est loin d’être anodin). Certaines stations notent que les surtensions ont provoqué la combustion du papier télégraphique.

Transmissions télégraphiques avec l’alimentation coupée au 2 septembre 1859

La matinée du 2 septembre, lors du passage de la deuxième masse coronale, les employés du télégraphe de Boston constatent, lors de leur prise de poste à 8h, qu’ils ne peuvent ni recevoir, ni émettre de messages. Ils débranchèrent les piles mais se rendirent compte que, ce faisant, ils pouvaient alors transmettre des messages jusqu’à Portland (au nord) toutes les 30 à 90 secondes, simplement en suivant les courants des aurores. Ces communications ont été utilisées jusqu’à 10h du matin, heure où il a été possible de rebrancher les piles et avoir des communications un peu plus normales, quoi que dégradées le restant de la matinée.

Echanges télégraphiques entre l’opérateur de Boston et celui de Portland :

  • Boston – «Veuillez couper entièrement votre batterie de la ligne pendant quinze minutes. »
  • Portland – « Je le ferai. Elle est maintenant déconnectée. »
  • Boston – « La mienne est déconnectée et nous travaillons avec le courant auroral. Comment recevez-vous mes messages ? »
  • Portland – « Mieux qu’avec nos batteries allumées. Le courant va et vient progressivement. »
  • Boston – « Mon courant est parfois très fort, et nous pouvons mieux travailler sans les piles, car l’aurore semble neutraliser et augmenter nos piles alternativement, ce qui rend le courant parfois trop fort pour nos aimants de relais. »
    Supposons que nous travaillions sans batteries tant que nous sommes affectés par ce problème.
    »
  • Portland – « Très bien. Dois-je poursuivre mon travail ? »
  • Boston – « Oui, allez-y. »

Ce qui est un peu surprenant dans cette situation, c’est que la ligne télégraphique Boston-Portland est orientée sud-nord et, comme l’électrojet auroral est orienté ouest-est, on aurait pu s’attendre à ce que les CIG est-ouest affectent peu cette ligne. Mais, selon moi, ce serait oublier les effets de site côtiers en CIG. Donc, voici ici mon hypothèse :

Carte du réseau télégraphique autour de Boston et Portland en 1855. En pointillés, les lignes de chemin de fer, dont les rails sont conductifs en CIG. Source Carnégie Mellon Univeristy.

Les CIG, qui arrivent d’est via l’océan très conductif, s’engouffrent et se concentrent dans les baies de Portland et Boston où, confrontés à la forte résistivité de la terre, ils cherchent un milieu plus conductif vers l’ouest, pulsés par l’électrojet auroral. La baie de Boston, plus large que celle de Portland, concentrent bien plus de CIG, ce qui créé un potentiel bien plus bas à Boston qu’à Portland et cette différence de potentiel créé les conditions favorables au passage du courant de Portland vers Boston. D’autant plus que la baie de Portland n’offre aucune issue très conductive car sans ligne télégraphique ou de chemin de fer partant vers l’ouest. Ainsi, les CIG côtiers qui s’engouffrent à Portland, qui y ont probablement trouvé un point d’entrée dans le réseau télégraphique, descendent vers Boston pour continuer vers l’ouest ou au moins reboucler avec l’océan à Boston.

Cela semble suggérer que les lignes orientées nord-sud en milieu côtier sont aussi vulnérables que celles orientées dans l’axe de l’électrojet auroral ouest-est, car les CIG n’hésitent pas à emprunter certaines lignes nord-sud pour boucler vers l’ouest.

Conclusion

Si la presse de l’époque s’est emparée de l’événement de Carrington pour décrire les phénomènes dangereux ayant eu lieu dans les bureaux télégraphiques, il faut aujourd’hui prendre le recul nécessaire vis à vis de ces informations et les replacer dans le contexte des normes de sécurité électrique de l’époque, pratiquement inexistantes ou balbutiantes, ce qui en complique le retour d’expérience.

Si le télégraphe électrique a eu à affronter deux tempêtes géomagnétiques extrêmes (dont celles de mai 1921 que nous verrons dans la partie 2 sur les impacts), internet n’en a jamais connu de telles et n’a donc jamais été mis à l’épreuve d’un stress-test grandeur nature dans cette typologie de risques, d’autant plus que le développement d’internet s’est déroulé pendant 3 cycles solaires d’assez faible activité. Nous plongerons dans ce sujet de la vulnérabilité d’internet aux tempêtes géomagnétiques extrêmes dans le prochain article.


(*) en fait les études sur la vulnérabilité d’internet aux tempêtes géomagnétiques via ses câbles sous-marins ont été initiées par Lanzerroti dans les années 90 mais n’ont pas eu le même écho à l’époque.

Bibliographie et sites internet

D.H. Boteler, The super storms of August/September 1859 and their effects on the telegraph system, Advances in Space Research, Volume 38, Issue 2, 2006, Pages 159-172, ISSN 0273-1177,
https://doi.org/10.1016/j.asr.2006.01.013.

C. Klein, A Perfect Solar Superstorm: The 1859 Carrington Event. History. 2012 (Updated 2023).

F.L. Pope, MODERN PRACTICE OF THE ELECTRIC TELEGRAPH. CHAPTER IV. THE MORSE, OR AMERICAN TELEGRAPHIC SYSTEM. 1881.

Carnegie Melson University « Uniting the States with Telegraphs, 1844-1862« . https://telegraph.library.cmu.edu/

Matthew Lasar « 1859’s “Great Auroral Storm”—the week the Sun touched the earth« . ARS Technica. 2012

By Cédric Moro

Auteur du blog I-Resilience, je suis depuis plus de 20 ans au service de la prévention des risques majeurs, surtout en Europe et en Afrique. J'allie cette expertise avec mes compétences de développeur d'applications, passé par des grandes boites IT, pour vous écrire ici des articles aux croisements de ces deux mondes.

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